Articles | Volume 73, issue 1
https://doi.org/10.5194/gh-73-131-2018
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Book review
 | 
27 Mar 2018
Book review |  | 27 Mar 2018

Book review : Dicorue, vocabulaire ordinaire et extraordinaire des lieux urbains

Jean-Bernard Racine
Dates

Thierry Paquot, Dicorue, Vocabulaire ordinaire et extraordinaire des lieux urbains, 100 photographies de Frédéric Soltant, CNRS Editions, Paris, France, 400 pp., ISBN : 978-2-271-11582-9, EUR 32.00, 2017.

Un ouvrage format 14 × 24 dont la quatrième de couverture rappelle avec pertinence le contexte en présentant la structure de son contenu : les mots de la cité. «L'urbanisation gagne inexorablement la planète entière. Ces formes de regroupements humains ont un point commun : les rues. Ce sont elles que ce dictionnaire encyclopédique honore en s'attardant sur le sens des mots qu'elles murmurent ou affirment avec satisfaction et arrogance …». Rues présentées à travers la géohistoire étymologique, dont l'auteur raffole d'ailleurs. Diplômé en économie, sociologie, épistémologie et philosophie, notre auteur s'impose très rapidement comme «philosophe de l'urbain», ayant publié une soixantaine d'ouvrages, dont plusieurs sur la question urbaine et les devenirs urbains de la planète.

Les géographes se souviennent sans aucun doute d'Homo Urbanus, de Terre urbaine. Cinq défis pour le devenir urbain de la planète, de l'Urbanisme c'est notre affaire, de La Folie des hauteurs. Critique du gratte-ciel, de L'espace public, des Désastres urbains. Les villes meurent aussi, paru récemment, ainsi que de la réédition revue et augmentée d'Un philosophe en ville. Et ceci sans compter ses travaux, très mâtinés de réflexions sur l'urbain, consacrés à l'utopie, sans oublier par ailleurs les ouvrages qu'il a dirigés en regroupant d'éminents spécialistes, dont l'un avec les géographes Denise Pumain et Richard Kleinschmager, Dictionnaire de la ville et de l'urbain paru en 2006 chez Economica/Anthropos.

Certes, il s'agit bien, encore une fois, d'un dictionnaire que l'on parcourt à travers 175 notices classées par ordre alphabétique (d'«Airbus» à «Zone» en passant par «Aménités», «Asphalte», «Autoroute», «Avenue» «Barricade» «Carnaval», «Centre», «Charme», «Clochard», «Dérive», «Enfant», «Femme», «Flâner», «Jardin public», «Marché», «Métro», «Mobilier urbain», «Nuit», bien évidemment devenue le complément du jour, mais où et quand «la ville devient autre», «Pollution», «Rond-Point», «Trottoir», «Urbanité», «Usager», «Usine», «Ville nouvelle» et enfin «Zone». Mais sans oublier pour autant le «Chewing-gum» qui s'incruste et qui est si difficile à faire disparaître ou le «Mégot», avant d'arriver à «Vagabond» qui lui permet d'introduire «l'errance», pour terminer, juste avant «Zone» et l'évocation de Casque d'Or et Simone Signoret, par «Ville nouvelle», en évoquant «l'œil d'Eric Rohmer» bien sûr. Villes nouvelles, lesquelles, «si nous quittons la rue pour retrouver l'espace public, entendu comme l'en-commun», «nient l'esprit même des villes» (p. 458). «Rien n'est fait pour la participation des habitants, pour profiter de leur présence enrichissante de leurs différences, afin que chacun puisse être son ardent représentant, son défenseur et son inventeur».

Avec, pratiquement chaque fois, à la fin de chaque notice, une sorte de chute qui est pour notre auteur l'occasion, réflexive et critique, d'énoncer sa philosophie de la ville. Un exemple au hasard : la notice «Flâner». On va flâner en effet, mais avec Rabelais, Beethoven – dans les rues de Vienne, – Restif de la Bretonne, le Promeneur de Paris au XVIIIème siècle, mais encore Hugo, Balzac, jusqu'à Pierre Sansot, théorisant la notion de «marchabilité» en s'appuyant sur la phénoménologie, et bien sûr les chercheurs actuels et ce qu'on peut encore tirer de leurs études les plus récentes pour conclure ainsi : «plus les marcheurs marcheront, plus ils réclameront de bonnes conditions pour ces «voyages», plus la ville et ses rues deviendont amènent, ce qui déclenchera sûrement, à nouveau, la flânerie» (p. 238).

Un grand chercheur déambulant au travers d'un monde qu'il souhaite «améniser», rendre amène, par ses aménités et pour autant que l'on sache «ménager» plutôt que de se contenter d'aménager, et s'épanouir dans «l'urbanité» et cette «altérité», dont le soussigné pense que l'auteur la juge consubstantielle de l'urbanité puisqu'il n'en fait pas un chapitre spécial, urbanité qui n'existe pas sans elle, altérité condition de l'existence des villes, expression de la diversité, de l'hétérogénéité, et garantissant «l'esprit de la ville». En d'autres termes, à la possibilité de rencontre, de mixité, de complexité, d'échange, de connexité, de communauté, de plaisir en tout cas qu'il y ait de l'autre, en lieu et place de l'homogénéité d'espaces soit purement résidentiels et souvent occupés par la même classe d'âge, la même classe sociale, la même origine … soit purement fonctionnels, ou pire unifonctionnels, et qu'il nous appartient sans doute de dénoncer. Ils sont la négation de l'urbanité, une urbanité qui peut sans doute se vivre à toutes les échelles et que l'on se réjouira toujours de rencontrer.

D'un nom à l'autre, l'importance des commentaires varie, d'une demi page pour une «Allée», une «Chicane» ou une «Dent creuse» ou un «saltimbanque» à six bonnes pages pour «Améniser», pour les «Arts de la rue», ou «Nuit», quatre pour le «Quartier», mais plus de sept pour «Urbanité» qui fonde pour l'auteur l'esprit des villes quand elle est liée à la diversité et l'altérité. Il ne s'agit pas ici de renoncer à la pertinence de nos fondamentaux géographiques et spatiaux, mais de reconnaître avec Thierry Paquot que loin ou au-delà parfois de nos simplifications, même intelligentes et pertinentes, comme la fameuse triade densité/proximité/hétérogénéité, il reste que la principale leçon de cet ouvrage, que nous autres géographes pouvons en tirer en matière de modèles d'urbanité, c'est bien que toute ville en dissimule d'autres qui révèlent des urbanités variables et variées.

Et nous les découvrons au fil de commentaires d'une richesse inégalée dans ce que nous avons l'habitude de lire : des textes, courts ou longs, lesquels, sans se départir d'une problématique théorique et philosophique d'ensemble, toujours sous-jacente, à laquelle l'auteur reste fidèle tout au long, mais offrant aux géographes, au delà de cette géohistoire étymologique systématiquement mobilisée, une lecture qui les ravira quelque part au fur et à mesure qu'ils voyageront avec lui, au hasard des pages, mobilisant les travaux d'historiens, d'architectes, d'anthropologues, tout en prêtant attention aux réactions des flâneurs, poètes, romanciers et cinéastes. Les références mobilisées dans tous ces domaines sont incroyablement riches. Et transcendent largement les auteurs français. Cinq bons siècles de littérature au moins. Et toute l'histoire critique de l'architecture et de l'urbanisme, du cinéma aussi. Et quoique très rarement mais à fort bon escient, de géographes. Et bien entendu l'étonnante et belle thèse de Gruet (2006) intitulée «La rue à Rome, miroir de la ville. Entre L'émotion et la norme», à qui l'on doit d'avoir, selon son préfacier Jean Robert Pitte, «réhabilité et pour certains révélé la puissance du concept de rue» (p. 9).

Mais qu'importe, cet ouvrage non seulement nous concerne directement au quotidien, mais il nous offre en plus une lecture littéralement dégustative, où l'incroyable culture référentielle mobilisée par l'auteur (outre, singulièrement à propos de la définition de l'urbanité, un florilège fascinant et tellement pertinent de la pensée grecque et romaine, pratiquement cinq siècles de culture, de philosophie, de littérature, d'histoire de l'art, de le faire et de le dire), sont combinés à son vécu intime. En effet Thierry Paquot se met fort souvent lui-même en scène, – il s'agit bien d'un livre écrit à la première personne – ne rechignant pas à associer aux anecdotes intimistes les plus banales sur la manière dont il a va vécu ces lieux de la ville, une culture urbaine sans égal, en même temps qu'une expérience étonnante, vécue, des villes du monde, vécues le plus souvent à pied, de leurs référents littéraires, poétiques et cinématographiques, de leurs mystères, de leurs secrets, de leur poésie et constamment ouvert à l'élucidation de la nature des rapports subjectifs, émotionnels, que leurs habitants et leurs visiteurs peuvent entretenir avec elles. Des villes personnes humaines, et donc une réflexion sur la manière d'en prendre possession, mais aussi des ordres et désordres qui les habitent et les forment, réflexion conduite en particulier par les mots, mais aussi par les savoirs urbains accumulés, «nécessaires pour s'affirmer citadin» répète à l'envi l'auteur lors de ses conférences et ses interviews. Chacun redécouvrira, parfois de la manière la plus inattendue, le poids et la richesse de la valeur des lieux, que celle-ci soit économique, politique ou symbolique. «Il faut de tout pour faire une ville» dit-il volontiers. On en sort ravis et convaincus à le lecture de cet ouvrage d'exception. Avec en plus : un «véritable livre cadeau de Noël à offrir» écrira l'un de ses critiques dans la presse française, qui en a largement rendu compte.

Références

Gruet, B. : La rue à Rome, Miroir de la ville, Entre l'émotion et la norme, Presses Universitaires de la Sorbonne, Paris, 2006.