Articles | Volume 74, issue 1
https://doi.org/10.5194/gh-74-71-2019
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21 Feb 2019
Standard article |  | 21 Feb 2019

Ingénierie, climatologie et topographie de l'être-dans-le-monde – Des îles pour penser l'architecture ?

Olfa Raja Meziou
Abstract

This text is an architect's reading of the last volume of Peter Sloterdijk's trilogy Ecumes (Foam), particularly the two chapters “Insulations” and “Indoors”. It raises the issue whether the atmospheric analysis that Sloterdijk develops from his representation of the being-in-the-world and the inhabitation can lead to a new understanding of space that would help reach more habitable future spaces. It suggests that the metaphor of the island can help construct some sort of an intermediary analysis and conception object : the (new) machine-to-live-in. Through the exercise of the atmospheric analysis, it suggests a new critical reading of the conception processes of human spatiality, which gives a glimpse into the possibility of setting new generators for contemporary space design.

Dates
1 Introduction

La définition de l'architecture de la modernité en découle : elle est le média dans lequel s'exprime progressivement l'explicitation du séjour humain dans des intérieurs faits par l'homme. Par conséquent, l'architecture constitue depuis le XIXe siècle quelque chose que l'on aurait appelé, dans la période du Vormärz, « une réalisation de la philosophie ». (Sloterdijk, 2005 : 446)

Il est aisé de déduire de ce passage d'Ecumes Sphères III – auquel Jean-Hugues Barthélémy consacre le titre d'un article (Barthélémy, 2013) – que pour Peter Sloterdijk, l'explicitation du séjour humain dans les intérieurs faits par l'homme relève de la philosophie. Pour lui, l'habitat est la situation fondamentale de l'être-dans-le-monde tandis que l'insularité est la condition de cet être-dans-le-monde. Aussi consacrera-t-il dans cet ouvrage, un premier chapitre aux îles, intitulé « Insulations », suivi d'un autre, « Indoors », dédié à l'architecture. Il s'agira ici de comprendre en quoi la pensée insulomorphe et insulogène du philosophe allemand peut mener à envisager différemment l'architecture tant dans son analyse que dans sa conception, si elle peut, à l'instar de la théorie des ambiances, « nous aider à rendre un peu plus habitable le monde actuel et à venir » (Thibaud, 2016), si elle « offre un idiome alternatif (…) [qui] reconfigure la matière, les matières et la matérialité et en fait quelque chose qui peut et doit même être soigneusement redesigné » et redéfinit « ce que les aides artificielles à la vie [que sont nos espaces de vie] sont supposées être » (Latour, 2011).

Pour cela, il s'agira d'abord de montrer comment Sloterdijk passe de la pensée insulaire à l'analyse atmosphérique, puis, à partir de la réinterprétation du concept corbuséen de machine à habiter, de lire sa propre mise en œuvre de cette analyse et enfin de confronter cette analyse à d'autres productions et spatialités humaines contemporaines. Développer une conscience et une acuité atmosphériques à partir d'une explicitation de l'être-dans-le-monde constituerait ainsi une voie pour la conception d'architectures débordant de leur définition purement spatiale.

Sloterdijk n'est évidemment pas le premier à avoir pensé un lien entre architecture et être-dans-le-monde. Des philosophes comme Gernot Böhme ou Jean-François Augoyard utilisent respectivement les mots « atmosphère » et « ambiance » pour l'expliciter et empruntent des voies différentes pour « mieux comprendre ‹ comment on se sent dans un environnement › » (Thibaud, 2012 : 167). Pour Böhme se référant au monde des choses, l'atmosphère est l'arrière-plan disposant « le sujet dans un certain état corporel et affectif » (Thibaud, 2012 : 170) dans lequel la présence des choses, diffusant leur tonalité, devient perceptible puis analysable. Pour Augoyard, militant pour une physique contextuelle, l'ambiance est le lieu d'articulation entre des signaux physiques rapportés au cadre bâti et une perception conditionnée par les traits contextuels en présence (spatio-temporel, culturel, social) (Thibaud, 2012). Pour Sloterdijk, habiter relève d'un sentiment de soi dans l'espace. C'est ici le recours à la métaphore de l'île pour dire l'habitat(ble) qu'il s'agit d'explorer, métaphore qui, par ailleurs, repousse potentiellement les limites d'une pensée qui serait focalisée sur la question architecturale pour l'ouvrir, dans les pas d'Eric Dardel, sur une géographie dont l'objet est le lien entre L'Homme et la Terre (Dardel, 1952) et dont le domaine d'investigation est « un monde (non pas la nature), pratiqué, éprouvé, valorisé » (Besse, 1988 : 44). Cette conception de la géographie a inspiré à Claude Raffestin une discipline à inventer – la diathétique – qui embrasserait l'ensemble de la production territoriale à ses différentes échelles (Raffestin, 1986 : 91). C'est en elle que s'inscrirait la sphérologie sloterdijkienne, théorie constructiviste qui, dans sa version radicale, ne laisserait aucune place à l'inconstructible (Garcia, 2016). L'architecture devient de la micro-géographie et la géographie de la macro-architecture.

2 Être-dans-le-monde, habiter une île – Être moderne, expliciter

L'habitat est donc la situation fondamentale de l'être-dans-le-monde tandis que l'insularité est la condition de cet être-dans-le-monde. Chaque groupe – la cellule est au moins dyadique pour le philosophe –, qu'il s'agisse de couple ou de foyer, d'équipe ou de communauté de survie, constitue un micro-continent, une bulle dans l'écume (Sloterdijk, 2005 : 52), un espace sphérique qu'il détermine et qui le détermine. Dans « Insulations, pour une théorie des capsules, des îles et des serres » (Sloterdijk, 2005 : 273–441), Sloterdijk développera ce qu'il appelle une théorie sphérologique de l'île.

La caractéristique fondatrice de l'île est son isolation. Cela en fait pour l'auteur un modèle, une sorte de pattern de l'espace intérieur. Ainsi, une théorie sphérologique de l'île de l'être-dans-le-monde devient une théorie des mondes intérieurs habités. Chaque monde intérieur suppose une séparation atmosphérique et devient donc une île climatique dotée d'une dimension globale : l'atmotope où s'entend déjà le caractère topologique de l'atmosphère. C'est à l'étude des caractéristiques climatiques spéciales de cette île que Sloterdijk consacrera sa théorie.

Si l'île est le modèle du monde intérieur, son isolateur n'est plus la mer mais toute activité d'isolation consistant à délimiter un domaine d'objets du continuum de la réalité. Le monde intérieur se trouve ainsi doté d'une représentation insulomorphe et sa production relève d'une activité insulogène qui consiste à assurer une certaine isolation et une certaine climatisation… une certaine connexion aussi. C'est probablement ce grand principe de la modernité : la connected isolation ou « isolation connectée » qui fera dire à Bruno Latour, apôtre du réseau, que ses réseaux et « les sphères de Peter » sont deux voies pour décrire les monades (Latour, 2009).

Pour Sloterdijk, notre époque est une époque d'explicitation. Il s'agit de dérouler, de déployer, de tirer vers le manifeste, les choses et les situations. Convaincu par le principe de Vico – pour comprendre le réel, il faut construire des prothèses du réel –, il se lancera, pour expliciter les conditions de fonctionnement de l'anthroposphère, dans une sorte de description à rebours des îles : des plus contemporaines aux plus primitives, des îles absolues aux îles anthropogènes.

2.1 Ingénierie… tout expliciter avant de tout construire

Parce que « la seule chose qui fonctionne dans le vide, c'est ce que l'on comprend dans ses moindres détails » (Sloterdijk, 2005 : 286) et parce que « l'avenir sera une ère technique du climat et donc une technique tout court » (Doutriaux, 2015 : 255), le vol spatial – île absolue par excellence et prothèse du conteneur du séjour humain – constituerait « d'un point de vue philosophique, la plus importante entreprise de la modernité » (Sloterdijk, 2005 : 294). Elle est donc décrite du point de vue de ce qu'elle suppose comme connaissances théoriques de l'être-dans-le-monde (car l'être-dans-le-monde des astronautes est un être-dans-la-station) et comme ingénierie qui permet de réaliser cette enclave dans le vide. Il s'agit en effet de produire par la technique non plus un refoulement ordinaire mais une « life support », toutes les conditions pour qu'un intérieur soit une atmosphère vivable : calfatage parfait, unités de gestion de l'air, de gestion de l'eau, de gestion des déchets, unités biosphériques, etc. (Sloterdijk, 2005 : 293).

Pour deux raisons, le vol spatial n'est en réalité pas encore une prothèse absolue. D'une part, la production par la technique des conditions internes vivables n'y concerne que les facteurs physiques du climat, les faits culturels restant rattachés à la planète Terre. D'autre part, cette production ne vise pour le moment que la courte durée, « un monde de la vie humain […] maintenu temporairement en état de marche » (Sloterdijk, 2005 : 293).

Capsules pour une vie momentanée, les îles absolues nécessitent une rigueur exemplaire dans l'explicitation du séjour humain sur une Terre encore présupposée conteneur naturel de nos existences. Et si, pour la station spatiale, « il ne s'agit plus de placer un édifice dans un environnement mais de placer un environnement dans un édifice » (Sloterdijk, 2005 : 292), transposée sur la Terre, cette description de la conception de nos espaces de vie pourrait emprunter à l'exposition d'Olafur Eliasson son titre : il s'agit de concevoir des Surroundings surrounded, des « environnements environnés » (Weibel, 2002).

2.2 Climatologie… l'intérieur est climat, pas volume

Ce sont ces environnements environnés que constituent les îles atmosphériques, îles artificielles de caractère relatif ou serres, deuxième catégorie d'îles décrite. Bien que d'isolation relative, la serre est pourvue d'une représentativité correcte qui en fait aussi une maquette-monde qu'il convient d'explorer.

La serre est un édifice créé au nom du climat spécifique intérieur qui doit y régner pour servir de milieu aux habitants d'une espèce particulière pour lesquels l'environnement extérieur – à refouler – est hostile à la vie. Celle du XIXème siècle a visé à rendre possible le séjour des plantes tropicales dans les contrées européennes. Elle a permis l'invention et l'utilisation de dispositifs de contrôle des facteurs physiques atmosphériques. En tant que maquette-monde, elle met au jour le lien entre climatisation et séjour humain de longue durée. C'est ce lien que la pharaonique Biosphère II (Biosphère I étant la Terre) a tenté de mettre en œuvre. A mi-chemin entre la capsule et la serre, il s'agit « de l'encapsulage intégral d'un monde de la vie dans une forme enveloppante » (Sloterdijk, 2005 : 312). Située dans le désert de l'Arizona, elle s'étend sur 1,6 ha sur lesquels cohabitent cinq types de paysages primaires (forêt tropicale, savane, mangrove, mer et désert), un paysage agricole, un autre jardinier, un quartier d'habitation de 2600 m2 et huit Biosphériens qui se sont prêtés au jeu de l'inclusion pendant deux ans. Projet au coût faramineux, elle est considérée comme un échec. Si elle constitue une avancée par rapport au vol spatial par l'intégration des dimensions biosphérique et de durée, son échec montre que l'atmosphère du séjour humain n'est pas uniquement affaire de life support et d'inclusion de nature pertinente mais convoque d'autres facteurs. C'est à l'explicitation de ces facteurs que l'étude des îles anthropogènes est consacrée.

2.3 Topographie… l'anthropotope, canevas de l'analyse atmosphérique

Ce sont, pour Sloterdijk, ce qu'il appelle les facteurs humains. Pour les mettre au jour, l'auteur s'intéresse aux facteurs du devenir-humain : « Il faut comprendre comment les hommes deviennent des nésiotes ou des insulaires – […] comment des créatures vivantes habitant des îles se transforment en êtres humains par l'effet sans précédent de leur isolation. » (Sloterdijk, 2005 : 316).

L'hominisation est ainsi conçue comme une construction liée à un séjour dans un lieu. Le devenir-et-rester-humain est toujours lié à un lieu. Il n'y a pas d'être mais un être-dans-le-monde ; il n'y a pas d'homme mais un homme qui séjourne. Dans une posture résolument néo-heideggerienne, l'auteur propose une formalisation de l'être-dans-le-monde à travers la mise au jour des facteurs humains conçus comme des dimensions topologiques qu'il conviendra de déceler d'abord sur leur lieu d'émergence (Garcia, 2016, parlera d'une paléo-anthropologie fictionnelle) puis dans les formes successives du monde, faisant passer le latent au manifeste (Attali, 2011).

C'est le monde qui permet l'être-dans-le-monde que Sloterdijk nomme l'anthroposphère ; il lui attribue neuf dimensions, neufs topoï qui constituent l'anthropotope – désormais canevas pour une analyse atmosphérique – que l'on retrouve dans chaque constitution humaine : du couple à n'importe quel groupe de résonance. Ainsi, le monde de l'Être séjournant, est multidimensionnel et se déploie en chirotope (où l'espace-groupe est ramené au domaine des actions de la main), phonotope (où l'espace est couvert d'une cloche psycho-acoustique sous laquelle le groupe vaque à ses occupations), utérotope (où l'espace devient l'extension du ventre maternel), thermotope (où l'espace est ramené au confort que peut offrir l'âtre commun aux membres du groupe), érototope (où l'espace devient le lieu où apparaissent la jalousie et la compétition), ergotope (où la collaboration s'impose pour atteindre les objectifs communs), aléthotope (où l'espace devient le lieu où le groupe construit son rapport à la connaissance), thanatotope (où l'espace est conditionné par le rapport à la mort et à l'absent) et nomotope (où l'espace-groupe est autogéré par un règlement plus ou moins explicite).

Sloterdijk débusquera une par une ces dimensions de l'être-dans-le-monde tapies dans l'implicite des différentes situations – ordinaires et extraordinaires. Elles sont notre condition qu'il s'agit de comprendre : « Exister, c'est comprendre toute la syntaxe de l'anthropotope – comprendre cette compréhension est une autre affaire. » (Sloterdijk, 2005 : 441).

Comment l'architecture en tant que réalisation de la philosophie, pourrait, à l'instar du vol spatial, bénéficier de cette explicitation du séjour humain, de cette autre affaire qui fonde l'analyse atmosphérique des mondes intérieurs habités ? Il suffit peut-être de ressortir des tiroirs cette expression suspecte, lancée par Le Corbusier dans les années vingt : la machine à habiter.

3 De la machine à habiter à la-machine-à-habiter

Pour Sloterdijk, « La diffamation infligée à ce mot par la critique d'architecture sentimentale n'y peut rien changer. Il rassemble les modèles techniques qui correspondent à l'état atteint par l'art dans les problèmes de l'être-auprès-de-soi, de l'administration du temps, du modelage de l'habitus, du design climatique, de l'immunisation, de la gestion de l'ignorance, du travail visant à se compléter soi-même et de la co-isolation. En lui, se condense l'agression du XXème siècle contre les formes traditionnelles de la servitude sédentaire. L'exigence formulée sous forme de programme par Le Corbusier en 1922 cerne tout l'horizon du recommencement : « L'architecture a pour premier devoir, dans une époque de renouvellement, […] d'opérer la révision des éléments constitutifs de la maison. » (Le Corbusier cité par Sloterdijk, 2005 : 483). Il faut « éveiller “l'état d'esprit de la série” […] [et] considérer la maison comme une machine à habiter, une maison conçue comme une auto, aménagée comme une auto ou une cabine de bateau » (Sloterdijk, 2005 : 483).

Il y a dans cette conception de la machine à habiter du générique et du spécifique. Si la deuxième partie de ce fragment de texte (depuis « co-isolation ») est centrée sur un modèle de logement prônant la mobilité, la série et une esthétique machiniste, la première partie peut être appliquée pour penser toute cellule habitable, et décrit un concept – la-machine-à-habiter – qui permettrait que chaque monde intérieur conçu soit une création atmosphérique fondée sur une explicitation de l'habiter, une incarnation de l'anthropotope.

La-machine-à-habiter cumule ainsi les caractéristiques et les exigences des trois insulations : capsules, serres et îles anthropogènes. Atmosphère créée par refoulement de l'environnement indésirable tout en maintenant une connexion avec cet extérieur, elle convoque les techniques disponibles pour produire le climat désiré et ne devient habitable que lorsqu'elle peut accueillir le déploiement des neuf dimensions de l'île anthropogène conçues comme canevas d'explicitation du séjour humain ou de l'activité d'habitat.

3.1 L'appartement monospace, l'île habitée élémentaire

Ainsi, l'appartement monospace est une machine-à-habiter, une île anthropogène artificielle élémentaire, un cas extrême dans lequel s'accomplit une symbiose paradoxale : celle « de l'individu vivant seul, avec soi-même et son environnement » (Sloterdijk, 2005 : 515). Ne démordant pas de sa conception dyadique minimale de l'espace, l'auteur placera en exergue de son texte (Sloterdijk, 2005 : 515–534) une citation de Walt Whitman qui en dit long : « I contain multitudes ». Dans cet appartement, l'unique habitant constitue un groupe.

L'appartement y apparaît comme un chirotope de par sa fonction de donneur de distance et à travers sa cuisine interprétée comme la miniature d'un chirotope dans lequel des pratiques équivalentes aux protopratiques (allumage du feu, découpe, etc.) deviennent possibles grâce à l'outillage nécessaire. Il est aussi un thermotope qui dispense la juste chaleur et le confort. Il suffit en effet d'une table de cuisson et d'un réfrigérateur, équipement minimal du plus petit appartement, pour constituer une unité thermosphérique efficace.

Il s'agit également d'un phonotope individuel réglé par l'habitant qui fait son choix dans l'univers sonore collectif notamment à travers l'appareillage technique approprié. Par les médias qu'il sollicite, l'habitant décide aussi des contenus et des quantités de réalité auxquels il accède et construit un certain rapport à la connaissance faisant de son appartement un aléthotope. Ce phonotope individuel est dans cette mesure considéré comme ce qui contribue le plus à la concrétisation du principe de la connected isolation, de l'ouverture au monde éloignée du monde. C'est lui « qui garantit que la cellule, tout en remplissant ses fonctions défensives d'insulateur, de système immunitaire, de dispenseur de confort et de donneur de distance, demeure un espace qui contient du monde » (Sloterdijk, 2005 : 526).

Plus généralement, les mécanismes de télécommunication jouent un rôle important dans l'établissement du phonotope, de l'aléthotope et même du thanatotope comme dimension du rapport à l'absent puisqu'ils permettent « de rattacher l'âme isolée à d'autres absents et pertinents, et aux signes plus ou moins excitants de leur vie à distance. » (Sloterdijk, 2005 : 528).

Dans la mesure où il est un contenant dans lequel les individus peuvent donner libre cours aux impulsions de leurs désirs et de leurs envies de vivre comme d'autres personnes, l'appartement est un érototope en miniature. De même qu'il devient ergotope quand il est le lieu où l'habitant s'entraîne et accomplit ses exercices de sport. Celui-ci se scinde alors en un entraîneur et un entraîné et s'occupe de coordonner leurs activités.

Même si les traditions en tant que situations et comme usages sont saisies au XXe siècle par une force centrifuge, l'appartement monospace accueille des transferts de situations passées remplissant ainsi sa fonction d'utérotope. De même, chaque habitant établissant un minimum de règles pour pouvoir vivre dans son espace, l'appartement apparaît comme un nomotope.

Le logement contemporain réaliserait donc l'île dans ses dimensions anthropotopiques. Mais au delà de ces dimensions qui auraient traversé et construit l'humanité, la machine-à-habiter réalisant l'île aura subi (ou constitué) l'air du temps se déclinant comme autant de machines idoines du moment. En les décrivant, le philosophe de l'ambiance ou de l'esprit du temps (comme lui-même se décrit), procédera, dans le chapitre II « Indoors – Architectures de l'écume » (Sloterdijk, 2005 : 443–593), à une lecture historique de l'espace du logement.

3.2 Histoire – nouvelle – de la machine-à-habiter

Ainsi, la maison de l'époque agraire est définie comme une horloge habitée, une machine à attendre, pour l'hébergement et l'ennui, réglée par le rythme des cultures.

Lorsque les appareillages techniques apparaissent (poste de radio, téléphone, etc.), la maison devient un récepteur de messages. Elle ne peut remplir ce rôle que dans la mesure où elle est une machine à habitus qui permet à ses habitants d'être ouverts au non-familier, et donc de le connaître (aléthotope). Machine à habituation mais aussi machine à accueillir les habitudes, elle est utérotope, lieu de transfert d'anciennes configurations : un nouveau logement est un espace où on procède à des transferts d'anciens logements.

Machine à habitus, elle produit donc des situations d'encastrement ou d'immersion durable. Ce qui suppose, vu la place que prennent l'architecture et le design dans la production de l'habitat, que les hommes habitent, immergés, des environnements auxquels d'autres hommes ont donné forme de part en part.

Avec la montée de l'individualisme et le désenchantement à l'égard des collectifs imaginaires ou réels et des globalités cosmiques, le logement – et non plus l'espace-groupe ou le camp – devient le système immunitaire spatial, « une mesure de défense qui permet de délimiter une zone de bien-être contre les envahisseurs et autres porteurs de mal-être » (Sloterdijk, 2005 : 473).

La modernité fait du logement une machine à habiter. Formulation inventée par Le Corbusier et reprise par ses adeptes, elle « comprend, de manière inhérente, le programme consistant à dissoudre l'alliance apparemment immémoriale entre la maison et la sédentarité, et à libérer l'espace habité par rapport à l'environnement. […] Elle doit désormais devenir elle-même un véhicule qui […] se tient là, “prêt à partir” » (Sloterdijk, 2005 : 484). Dans sa version extrême, cette machine à habiter est un conteneur sans territoire ni voisinage essentiels.

Malgré la mobilité annoncée de la machine corbuséenne, le logement, comme expression d'un privilège (érototope) et d'un désir d'accessibilité (connected isolation), est ensuite défini comme une adresse : « Choisir une résidence signifie s'engager en faveur du maintien d'une adresse. » (Sloterdijk, 2005 : 496).

Enfin, dans une conception post-agraire du logement, celui-ci, désormais lieu de non-travail, devient machine à détente, à l'accomplissement de soi. Dans une société désormais vouée au culte de la consommation, ce « camp de base des razzias sur la scène du vécu » devient, à l'instar de ses habitants, une « machine[s] désirante[s] qui maximalise[nt] les sensations par unité de temps » (Sloterdijk, 2005 : 499).

Ultime jalon de cette histoire de l'anthroposphère-logement : les logements contemporains se sont transformés en installations climatiques. Les architectes des temps modernes ont compris « que leur produit détient, à coté de la structure architecturale visible, une réalité atmosphérique dotée de sa propre valeur. Le lieu d'habitat proprement dit est une sculpture d'air traversée par ses habitants comme une installation respirable. […] Quelques-uns des principaux maîtres de la production d'espace se sont convertis à un art explicite de l'air et du climat. » (Sloterdijk, 2005 : 500).

4 Extension du domaine des îles – L'architecture : des oscillations atmosphériques

Sans trancher sur l'hypothèse d'un constructivisme radical de Garcia, il est évident que pour le philosophe allemand, le domaine de l'habitat (et des îles) s'étend au delà du logement pour embrasser les espaces de co-existence. Pour Sloterdijk, ces espaces, dans l'architecture contemporaine, sont essentiellement composés d'appartements monospaces (cellules habitables), de stades (collecteurs fascinogènes) et de synodes discrets répondant aux exigences de la société réunie en congrès. Quelles qu'elles soient, « l'analyse atmosphérique doit décrire [toutes] les cellules, au sein de l'écume dynamique, dans leurs oscillations constantes sur l'axe de la nono-dimensionnalité » (Sloterdijk, 2005 : 440). L'exercice ici de cette analyse permet de « vérifier » que nos espaces mais aussi nos concepteurs oscillent de fait sur cet axe anthropotopique nono-dimensionnel.

4.1 Les architectes, des intuitifs de l'anthropotope

Parmi les maîtres convertis à l'atmosphérique, le Suisse Philippe Rahm a pratiqué l'architecture physiologique puis développé l'architecture météorologique. Auteur de l'ouvrage éponyme où il reconnaît l'influence entre autres de Peter Sloterdijk, il déclare travailler avec des éléments invisibles qui sont ses nouveaux matériaux (humidité, air, lumière, température, etc.) et utiliser, pour composer, des phénomènes météorologiques (convection, conduction, évaporation, radiation, pression et digestion) (Rahm, 2015). C'est selon ces phénomènes qu'il classera ses œuvres sur son site officiel philipperahm.com, œuvres dans lesquelles il assure vouloir proposer « non plus des fonctions et leurs formes mais des climats à habiter » (Rahm, 2009).

Pour la réalisation de « chambres évaporées », un appartement pour un jeune médecin (2011, Lyon, France), Philippe Rahm conçoit avant tout un confort thermique. Considérant que les recommandations concernant les températures optimales de confort et de réduction d'énergie dans l'espace domestique (chambre à coucher 16 C, Salle de bain 22 C, cuisine 18 C, etc.) nécessiteraient de renoncer aux acquis de la modernité – le plan libre et la continuité spatiale –, il décide d'adopter un mode de composition par gradations atmosphériques en coupe, en travaillant sur les comportements intrinsèques de l'air qui monte quand il est chaud et descend quand il est froid. Il répartit donc les fonctions dans l'espace en utilisant non plus des murs mais la répartition spatiale des températures et des luminosités dans l'air. Il propose de ne plus dessiner des plans « mais de stabiliser le mobilier et des usages à certaines hauteurs, certaines températures, certaines intensités lumineuses. Ainsi, la douche où l'on est nu est la plus haute, dans les hauteurs les plus chaudes de l'air. Juste en dessous, flotte le fauteuil où l'on est seul, tandis que le canapé, où l'on est plusieurs êtres humains, côte à côte, sera un peu plus bas, dans les températures plus tempérées, puisque la température ambiante y augmentera par la multiplication de la chaleur humaine lorsqu'on y sera assis à plusieurs. Plus bas encore, plus au frais, la cuisine et, au sol, le lit plonge dans les nappes d'air les plus froides de la maison. » (Rahm, site officiel).

Un autre architecte, suisse lui aussi, déclare concevoir des atmosphères. Dans une conférence donnée lors d'une rencontre sur la question de la mesure de la beauté, Peter Zumthor livre ses neuf dimensions de l'atmosphère : le corps de l'architecture, l'harmonie des matériaux, le son de l'espace, la température de l'espace, les objets qui m'entourent, entre sérénité et séduction, la tension entre intérieur et extérieur, les paliers d'intimité et la lumière sur les choses (Zumthor, 2008).

Si Rahm reconnaît l'influence de Peter Sloterdijk, il est probable que Zumthor ait lu Gernot Böhme. Dans cette foi que l'architecte voue manifestement à la primauté des qualités sensorielles et expérientielles des matériaux, on ne peut ne pas reconnaître les mots du philosophe : « Cette fabrication [des atmosphères] n'est pas liée aux déterminations des objets mais à leur manière d'irradier l'espace pour servir de générateurs d'ambiance. C'est pourquoi au lieu de propriétés, je parle d'extases (ektasen) – c'est-à-dire de moyen de sortir de soi. […] Au bout du compte, ce qui les caractérise, c'est leur tonalité, leur “parfum”, ce qui émane d'eux – c'est-à-dire la façon dont leur essence s'exprime. » (Böhme, 2008 : 226).

Les deux architectes se définissent comme des concepteurs d'atmosphères, mais leur conception de l'atmosphère n'est pas la même. Si Philippe Rahm peut se dire concepteur de thermosphères, Peter Zumthor explore peut-être de manière radicale, à son insu, l'utérotope : un sentiment perdu d'enveloppement total dans le ventre maternel dans lequel plonge le visiteur des Thermes de Vals (1996, Vals-les-bains, Suisse) ou celui de la chapelle de « Frère Nicolas » (2007, Mechernich, Allemagne). S'ils ne sont pas tous aussi explicitement atmosphériques, chaque petit acte de conception de l'architecture plus ou moins ordinaire a des conséquences atmosphériques et engage de manière plus ou moins consciente des positions dans l'anthropotope à neuf dimensions.

Lorsque l'architecte dresse un mur à double cloison avec une fenêtre munie d'un auvent au bord d'une rue, il définit les limites de l'espace des actions des habitants (chirotope), filtre le son de manière à ce qu'un espace acoustique spécifique puisse se constituer (phonotope), contrôle la température et la luminosité (thermotope) et exprime une interdiction de passer (nomotope). Lorsqu'il propose des espaces suffisamment flexibles, il laisse à l'habitant la possibilité de récréer des situations antérieures (utérotope). Lorsqu'il dessine une façade prestigieuse, il répond à la fois au désir de se distinguer de ses clients et à son propre désir de se distinguer (érototope). Lorsqu'il conçoit un open space dans un immeuble de bureaux, il favorise la collaboration (ergotope). Lorsqu'il place des canapés dans la salle de lecture d'une bibliothèque, il change le rapport des occupants à la connaissance (aléthotope). Lorsqu'il dessine l'ombre et la lumière d'une église, il sacralise le monde invisible des absents (thanatotope).

4.2 Le logement, des unités d'habitation à logique anthroposphérique

Le logement qui obéit sans doute le plus à une logique anthroposphérique (favoriser l'habitat) n'en présente pas moins des positions différenciées sur l'axe anthropotopique.

Ainsi, si on prend l'exemple d'une gated community, résidence fermée offrant une co-propriété sécurisée, on voit combien la dimension thermotopique est grande et liée au principe d'immunité et de confort conséquent au regroupement et au respect de règles communes de fonctionnement (nomotope). Dans ce type de résidence où les maisons assez luxueuses et de taille moyenne sont souvent identiques, tout se passe comme si le thermotope l'emportait sur l'érototope. On accepte de ne pas afficher sa différence au nom d'une immunité et d'un confort commun.

Dans les maisons du Japon contemporain, le modèle traditionnel n'a jamais été complètement abandonné. L'utérotope est un facteur déterminant de l'architecture. S'il n'est pas rare de voir juxtaposées chambre avec tatami et cuisine à l'occidentale, certains architectes explorent plus profondément cette dimension. Ainsi, Kiyonori Kikutaké, dans la Sky House, (Tokyo, Japon, 1958), réinterprète entre autres « l'idée d'un espace intérieur unique et flexible, pouvant être réorganisé grâce à des paravents et à des cloisons temporaires » (Ostende et Sisson, 2018) en proposant un espace de vie unique, juché sur quatre énormes piliers en béton et facilement transformable. Cuisine et salle de bain y sont des éléments remplaçables et la chambre d'enfant, rajoutée, a pris la forme d'une capsule fixée sous la maison. Geste radical, « La Sky House a inspiré d'innombrables architectes japonais au cours des soixante dernières années. » (Ostende et Sisson, 2018).

Dans les villes traditionnelles du monde arabo-musulman, où les maisons à patio sont dites introverties, on retrouve cette règle qui consiste à éviter d'agiter les démons de l'érototopie. Othman, Aird et Buys parleront de « modestie » qu'ils attribueront aux prescriptions sharaïques soulignant la nécessité d'assurer un certain équilibre dans le quartier en n'affichant pas sa richesse (Othman et al., 2015). Les signes extérieurs de richesse sont concentrés au niveau de la seule porte d'entrée et sont constitués de clous, heurtoirs et encadrements. Pour Santelli (1995 : 50), on ne peut plus parler de façades pour ces parties qui longent la rue, mais de murs extérieurs, « les véritables façades, celles qui représentent le bâtiment, se dérobant au regard ». En effet, on trouve dans les intérieurs de ces villes aux allures modestes, de riches décorations qui montent en crescendo au fur et à mesure qu'on parcourt la succession de chicanes qui mènent au patio. Pouvoir être jaloux n'est donné qu'aux personnes autorisées à accéder au centre névralgique de la maison. La maison à patio est une île qui refoule son environnement et filtre, par son long et séquencé dispositif, l'accès des étrangers.

Si le logement contemporain est, à l'image de l'individu moderne de la société de consommation, une « machine[s] désirante[s] qui maximalise[nt] les sensations par unité de temps » (Sloterdijk, 2005 : 499), la maison à patio est à l'image de la femme arabo-musulmane qui ne se dévoile qu'en tant qu'intériorité. Son patio, enclave à ciel ouvert et nature climatisée, est conçu comme un milieu qui permet aux femmes de la maison – supposées incapables de se dresser dans l'univers des hommes – de se dévoiler, c'est-à-dire d'être.

Ce ne sont pas les femmes musulmanes qui ont construit les maisons à patio comme ce ne sont pas les réfugiés ni les déportés qui ont construit leurs camps. Les espaces sont le fait des représentations des dominants, les décideurs.

4.3 Le camp, un collecteur à logique biopolitique

Du campement, espace délimité par le groupe pour pouvoir être, on est passé au XXe siècle au camp délimité par un groupe pour contenir un autre groupe conçu comme un environnement indésirable, infiltré, menaçant son immunité. Si l'appartement monospace est la forme élémentaire de l'île anthropogène parce que le groupe est réduit à un, le camp présente une autre forme d'élémentarité ; il constitue le minimum de l'île anthropogène. Il est aussi le cas extrême de la réalité des mondes intérieurs d'aujourd'hui : on y vit dans un espace entièrement décidé par les autres.

Des hommes dont chacun « a la dignité d'un univers » (Sloterdijk, 2005 : 536) y sont considérés comme une masse que son caractère invasif rend homogène. C'est le cas en Europe où il n'existe officiellement que des camps de migrants (et non de réfugiés) destinés à permettre de trier ceux qui bénéficieront du statut de réfugiés et des mêmes droits économiques et sociaux que les ressortissants nationaux, des migrants irréguliers destinés à être expulsés. Dès lors, ces camps, dans leur extrême diversité, sont tous conçus comme des espaces d'accueil provisoires, d'attente et de rétention où il s'agit à la fois de contrôler, secourir et dissuader les autres pour réduire les flux migratoires. Le centre d'accueil européen, comparé aux autres types de camps (de réfugiés, déplacés, déplacés internes ou de travailleurs)) apparaît comme une catégorie d'étude privilégiée parce qu'il est « grossissant mais pas si déformant » (Tassin, 2014 : 324) des objectifs du dispositif camp en général : maintenir en vie mais empêcher d'habiter.

Si l'on regarde ce qui s'y passe, et malgré toute la précarité du monde, le camp apparaît comme une gated community pour personnes désemparées puisqu'on peut y obtenir, contre enfermement, un minimum de confort : des tentes ou des conteneurs, de la nourriture, parfois des soins. Dans le centre d'accueil provisoire de Calais, conçu comme une réponse humanitaire à la crise déclenchée par la « jungle de Calais », les gestionnaires, soucieux de maintenir le caractère temporaire du lieu, ont forcé les migrants à cohabiter dans un même conteneur et à ne pas choisir leur place. Ils leur ont interdit de personnaliser les lieux, d'avoir un espace pour cuisiner et d'installer des lieux de culte et des commerces (Babels, 2017 : 99). En réduisant à son minimum les dimensions chirotopique, utérotopique et thanatotopique, les gestionnaires ont prouvé qu'ils savaient de quoi « habiter » était constitué. C'est le campement informel situé à proximité – la « jungle » – avec ses commerces et ses lieux de sociabilité – qui a rendu le centre d'accueil vivable jusqu'à leur démantèlement simultané. On sait, avec le Projet Sphère (https://www.spherestandards.org/, la date du dernier accès : 6 novembre 2018) qui développe et met à jour une charte humanitaire et un ensemble de standards minimums devant être remplis dans toute intervention humanitaire, que la participation des habitants et des personnes les plus vulnérables est un facteur clé de leur vie dans la dignité. Il met ainsi au jour l'importance de la dimension ergotopique. Enfin, comme le souligne Agamben, « l'essence du camp consiste dans la matérialisation de l'Etat d'exception »; cela signifie que la loi ne s'y applique pas. Il peut y avoir des règlements intérieurs mais ce qui s'y passe ne dépend pas du droit « mais seulement de la civilité et du sens éthique de la police (ou d'autres responsables) qui agit provisoirement en souveraine » (Agamben, 2002 : 52). Lorsque les durées s'allongent, un mélange de règlement intérieur et de règles émanant des puissances en place (habitués, passeurs, interprètes) s'installe : ainsi naît une nouvelle nomotopie.

Quelle que soit la vie nue (Agamben, 2002) à laquelle on souhaite ou consent à réduire les occupants des camps, on assiste à la manifestation de formes de vie c'est-à-dire à des énergies habitantes qui feront que vieilles photos, rituels, solidarités, jalousies ou collaborations y trouveront place prouvant que l'habiter se trouve déjà dans l'Homme. Et plutôt qu'une île anthropogène, une île qui génère de l'humain, le camp apparaît comme le lieu du rester-humain-malgré-tout. De sa version la plus abominable, Vilem Flusser dira d'ailleurs : « et aussi effroyable que cela puisse paraître, on habitait à Auschwitz » (Sloterdijk, 2005 : 460).

4.4 Les œuvres de l'art'chitecture, des synodes discrets à logique critique

Lorsqu'en 1993, Peter Zumthor gagne le concours pour le musée de l'Holocauste et son centre de documentation situé dans l'ancien siège de la gestapo à Berlin, il propose un projet qui traduit son incapacité à réagir à la charge dramatique du site : un édifice de « pure construction » sans recours métaphorique ou symbolique. Ici, il n'est pas question d'habitation mais de « no meaning, no comment » (Merin, 2013). C'est la pure construction qui fait la présence du pur effroi. Les œuvres architecturales n'ont pas toujours vocation à l'habitabilité mais à l'établissement ou à la recherche d'une vérité. Elles sont alors dominées par la dimension aléthotopique.

Dans un rapport différent à la vérité ramenée à la situation environnementale, Diller & Scofidio, conçoivent le Blur Building (2002, Yverdon-les-Bains, Suisse), comme une architecture d'atmosphère qui utilise une matière première disponible – l'eau du Lac de Neuchatel – pour produire un brouillard régulé grâce à un système météorologique intelligent. Dans la masse de brouillard, le visiteur est privé de vue (vision blanche) mais aussi d'ouïe (ouïe blanche) à cause du bruit écrasant des buses. Tâtonnant, il expérimente l'espace muni d'un petit système informatique embarqué qui lui permet de repérer les personnes autour de lui et d'avoir des informations qui les concernent (âge, sexe, etc.). Avec Blur Building, Diller & Scofidio interrogent une nouvelle perception de l'espace et questionnent notre confiance en la technologie en tant que composante désormais essentielle de notre environnement.

Signe peut-être de leur extrême inhabitabilité, même comme fragment d'une ville, le chantier du musée de l'Holocauste sera arrêté et le bâtiment inachevé détruit et remplacé à l'issue d'un autre concours. En 2004, les habitants d'Yverdon-les-Bains voteront la destruction du célèbre Blur Building.

5 Conclusion : du Dasein au design ?

Qu'apporte la théorie insulaire à la question « comment se sent-on dans un environnement » ? Elle suggère que l'espace est ressenti à l'aune de sa capacité à être habité, c'est-à-dire à accueillir l'être-dans-le-monde, formalisé ici en anthropotope. L'étude des camps a montré que l'Homme parvient à habiter le supposé inhabitable, que l'anthropotope est à la fois dans l'homme et dans l'espace. C'est au fond ce que dit Deleuze, ce précurseur de la pensée insulaire : « “quels êtres existent-ils sur l'île déserte ?” La seule réponse est que l'homme y existe déjà » (Deleuze, 2002 : 13). L'être-dans-le-monde heideggerien est en fait un être-au-monde car l'espace ne contient pas l'Homme mais est la condition de la possibilité de l'apparaître de son être-au-monde (Van Reeth, 2017) : un être-habitant. Il est le lieu de l'extase anthropotopique.

L'exercice déployé ici consistant à traduire et illustrer la pensée insulaire de Sloterdijk pour l'ouvrir à la réflexion architecturale a largement emprunté la voie de l'analyse atmosphérique fondée sur un positionnement anthropotopique. Celle-ci apparaît comme un outil possible de mesure de l'habitabilité du monde. Appliquée aux espaces conçus pour la vie contemporaine, elle montre que si l'île peut servir de modèle pour les penser, les analyser ou les concevoir – parce qu'elle met en avant le fait que ceux-ci sont fondés sur une activité d'isolation et l'existence d'un climat spécifique –, leur définition, elle, nécessiterait deux autres génériques spatiaux : le camp et l'installation.

Le camp est plus qu'un cas élémentaire de l'île anthropogène. Il partage avec l'île le principe de l'isolation mais il rend mieux compte d'une autre caractéristique de nos modalités actuelles de séjour au monde : « l'être-dans-le-monde représente littéralement un être-dans-l'œuvre-d'un-autre » (Sloterdijk, 2005 : 469). Le camp, comme générique spatial, révèle deux dimensions corrélées que l'on pourrait appeler, pour rester « sloterdijkien », « exotope » et « inachèvement anthropotopique » : notre lieu d'habitation est toujours, dans une certaine mesure, le fait de l'autre et il n'est jamais habitable d'emblée. En tant que tel, il met au jour l'impératif éthique et empathique chez le concepteur.

L'installation partage avec l'île le principe de l'immersion atmosphérique. A l'instar du camp, elle véhicule l'idée d'un artéfact conçu par l'autre. Un monde intérieur est un monde où règne un climat spécifique, résultat d'une activité en partie exogène de climatisation. La-machine-à-habiter est en amont une machine-à-climatiser. L'installation, comme générique spatial, redéfinit l'activité du concepteur d'espace ; il s'agit d'un designer d'atmosphères.

Mais l'installation met aussi au jour une caractéristique de l'évolution architecturale. L'histoire de l'architecture est jalonnée d'installations, c'est-à-dire d'œuvres thématisées qui expérimentent et privilégient un aspect de l'habiter au détriment des autres. Car ce lieu d'immersion, atmosphérique par excellence, « cherche souvent non l'osmose mais un dialogue actif avec le spectateur de qui elle exige une nouvelle forme de participation » (Goldberg, 2014 : 24). On en trouve aussi dans le logement. Les maisons-manifestes sont souvent des maisons inhabitables mais elles font avancer l'architecture. Elles se déclinent ensuite dans des maisons habitables, des anthroposphères.

En plus d'osciller sur l'axe de la nono-dimensionalité, les espaces de l'habitat des humains, quels que soient leur échelle et le mode d'habitat qu'ils accueillent – régulier, temporaire ou durable – sont des atmosphères qui peuvent donc être définies à partir d'une triangulation : île, camp et installation.

Jean-Hugues Barthélémy le montre : Peter Sloterdijk se définit comme un média de l'ambiance et non de l'urgence, comme un flaireur de tensions et non comme un ordonnateur de missions. Il ne pense pas l'architecture comme une exécutrice de la sphérologie mais comme celle qui la réalise concrètement voire qui la précède. Cependant, si le lien qui unit l'Homme à la Terre consiste à l'habiter, à la rendre habitable, le philosophe allemand pourrait bien avoir tracé un horizon où le designer d'atmosphères se convertirait à un art explicite de l'anthropotope, c'est-à-dire où les dimensions a-géométriques de l'espace habité deviendraient des dimensions pré-géométriques de la conception architecturale et, plus généralement, des spatialités humaines. C'est probablement à l'ouverture de ce chantier qu'appelle Latour (Latour, 2011) lorsqu'il reprend le jeu de mots de Henk Oosterling : « Dasein ist design »1.

Disponibilité des données

Aucun ensemble de données n'a été utilisé dans cet article.

Intérêts concurrents

L' auteur déclare qu'il n'a aucun conflit d'intérêts.

Remerciements

Je remercie Simon Runkel pour sa confiance, ses commentaires thématiques des débuts et son soutien logistique aux moments cruciaux.

Edited by : Benedikt Korf
Reviewed by : three anonymous referees

Références

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Zumthor, P. : Atmosphères. Environnements architecturaux – Ce qui m'entoure, Birkhauser, Bâle, 2008. 

1

Dans sa thèse (Doutriaux, 2015), Doutriaux transforme « Dasein ist design » (Henk Oosterling, spécialiste de Sloterdijk cité par Bruno Latour dans son article (Latour, 2011) où il décrit le philosophe comme « LE philosophe du design ») en « Du dasein au design ».